PREFACE DE ROBERT CHEVROT
La résistance, une vieille histoire…
Gérard Soufflet est un ami depuis l’âge de 12 ans. Nous avons fait toutes nos études dans les mêmes classes au Lycée de Montceau et nous avons joué ensemble au rugby ; Jérémy Beurier est maître d’école à la Charbonnière à Blanzy, juste à côté de chez moi. Tout ça crée des liens.
Les deux auteurs m’ont demandé de rédiger une préface à leur ouvrage Les Téméraires, Montceau-les-Mines, cités et maquis avant mai 1944. Je n’ai pourtant que peu de connaissances sur cette terrible période : des anecdotes et allusions familiales, des lectures, quelques articles publiés dans la revue de La Physiophile ; ma curiosité m’a conduit vers des époques plus anciennes de l’histoire de notre région. Mais nos deux compères ont pensé que mes travaux s’apparentaient aux leurs ; et surtout que les résistants magnifiques qu’ils décrivent n’étaient que les héritiers d’une tendance locale à la contestation et au soulèvement, d’une histoire de révoltes dont les épisodes sont effacés de nos mémoires.
1477-1478. Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, est mort, tué devant Nancy. Profitant du désarroi et prétextant que la Bourgogne appartient au Royaume de France, Louis XI envahit le duché. A coup de promesses et de cadeaux, il en achète les élites qui, du jour au lendemain, trahissent la jeune duchesse Marie, légitime héritière. La province se soumet. Mais un groupe de nobles du Charolais, petits hobereaux et cadets ou bâtards de grandes familles, commandé par Guillaume de Martigny, seigneur de Saint-Vallier, refuse l’annexion et reste fidèle à la « foy de Bourgogne ». Ils s’emparent des châteaux de Sanvignes, Montcenis, Dondain et de quelques autres d’où ils lancent la révolte. Ils soulèvent les milices communales de Toulon et Paray et une foule de gens du peuple. Aidés par quelques troupes de Francs-Comtois qui ont passé la Saône, ils prennent d’autres forteresses dans le pays et font trembler l’occupant français. Mais en juillet, ils sont défaits devant Couches, battus par une forte armée de mercenaires d’Auvergne et du Périgord que le roi a envoyée contre eux. On retrouve nos révoltés l’hiver suivant : ils vivent dans la clandestinité, reçoivent les subsides que leur alloue la jeune duchesse et, indomptés, préparent de nouvelles actions. Dès la mi-avril 1478, un nouveau soulèvement général et concerté a lieu. Les places fortes tombent de nouveau. Cette fois, le roi de France ne fait pas de quartier et envoie une très puissante artillerie pour réduire les rebelles. La révolte du Charolais est définitivement écrasée et ses héros morts ou à jamais vaincus disparaissent de l’Histoire. Il ne restera d’eux que les documents que Jehan de Sully, seigneur de la Motte-Loisy à Saint-Berain, cacha dans les murs de son manoir (dont il subsiste une tour à la sortie du Bois du Verne).
Le second épisode concerne les Bois Francs, vaste espace de plusieurs milliers d’hectares sur Saint-Vallier, Blanzy et Gourdon. Depuis des temps immémoriaux et légendaires, cette zone était une étrange seigneurie possédée en indivision par 14 familles de Saint-Vallier et le curé de la paroisse, appelés « les Francs » et intitulés « co-seigneurs des Bois Francs ». Quatre autres seigneurs (du Plessis, d’Ocle, de Gueurce et l’abbé de Cluny à cause de son Doyenné de Blanzy) et des paysans voisins y possédaient quelques droits d’affouage, de paisson et de meules (on en extrayait dans les affleurements de grès). La seigneurie des Bois Francs possédait une charte de 1272, une sorte de constitution définissant sommairement ses lois : « le forestier », franc lui-même, élu chaque année, représentait les co-seigneurs ; des sergents surveillaient les forêts de haute futaie, les étangs, les brosses et les landes, un juge rendait régulièrement la justice à la Pile au Bonhomme. Cette entité, rare voire unique, traversa les siècles et les épreuves malgré les convoitises, en particulier de la part des « quatre seigneurs ».
A partir de 1700, des « baraquiers », nous dirions des squatters, s’implantèrent dans les Bois Francs, construisant des loges, coupant les grands arbres, défrichant le terrain, cultivant quelques arpents, élevant chèvres et cochons.
Vers 1750, à la faveur d’un mouvement appelé « la réaction nobiliaire », les quatre seigneurs, prétextant les dégradations et soutenant que la charte avait été mal interprétée et qu’il ne pouvait y avoir eu de seigneurs sans noblesse, intentèrent un procès aux Francs. La défense s’organisa autour des arguments du curé Martin. L’affaire se poursuivit pendant près de 40 ans, passant du Parlement de Bourgogne au Conseil du Roi, avec de nombreux jugements contradictoires, rejets, recours et appels, coûtant de grands frais, divisant les Francs. Profitant de la situation, les seigneurs envoyèrent leurs gardes, puis leurs milices contre les baraquiers. Il y eut des emprisonnements, des destructions, des échauffourées sanglantes. Mais les loges brûlées étaient reconstruites dès le lendemain. En 1788, la sentence définitive tomba enfin : elle attribuait les Bois Francs aux quatre seigneurs qui n’étaient plus que deux : l’abbé de Cluny et Jean-Pierre Delglat, seigneur du Plessis et de Gueurce, auquel le seigneur d’Ocle avait abandonné ses droits. Ce jugement inique souleva l’indignation populaire. La Révolution grondait. Les Francs dépossédés, des tonneliers, sabotiers, tailleurs de pavés, une foule de miséreux s’installèrent sur les lieux pour leur propre compte ou comme salariés des bourgeois locaux. Les grands arbres disparurent à jamais… A la Restauration, les Bois Francs furent partagés entre les héritiers Delglat, la part de l’abbé de Cluny ayant été confisquée comme bien national et attribuée à la commune de St-Vallier. De nouveaux affrontements eurent alors lieu entre « les propriétaires » et « les dilapidateurs ». Finalement vers 1830, la situation s’apaisa : les loges furent concédées en « locateries » par les propriétaires du Plessis et devinrent les hameaux de Sancta Maria, Sainte-Catherine et Beauregard. La dernière fille de Delglat restée célibataire donna finalement sa part des Bois Francs aux fabriques de Charmoy et de Blanzy qui s’empressèrent de la vendre à la municipalité de Saint-Vallier.
Le troisième et dernier épisode raconte les exploits du capitaine Vincent et de sa bande. Nous sommes en 1844-1846. La misère est grande dans le peuple en dépit ou à cause du développement de l’industrie minière et verrière dans notre région. La révolution de 48 va bientôt éclater. Le capitaine Vincent est un musicien ambulant qui joue du violon dans les fêtes et les noces. Dans sa jeunesse, il a peut-être être fait le coup de fusil sur le pont Saint-Laurent à Chalon pour empêcher le passage des troupes royales qui allaient régler leur compte aux Canuts révoltés à Lyon. Quoi qu’il en soit, il a l’âme républicaine, il mène une vie nomade, libre comme l’air, il est décidé et possède une forte personnalité. Au hasard de ses haltes dans les auberges, il a noué des contacts puis des relations avec certains qui partagent ses convictions, sa révolte, et qui n’ont pas froid aux yeux. Peu à peu, il met en place une bande de gens prêts à tout pour contester l’ordre établi, semer le désordre et échapper à la misère. En passant par Blanzy, le capitaine joue un air au violon, un air particulier, un signe de reconnaissance. Les gars de sa bande l’entendent et à la nuit, tous, vêtus « en galipotes » pour effrayer les curieux, se rassemblent à la ferme de Bel Air, dans la forêt du Plessis et organisent leurs coups : attaques de diligences, de perceptions, cambriolages de maisons bourgeoises, vols de charbon sur le carreau des puits, vols de blé sur les bateaux de la Compagnie des Mines… On retrouve cent échos de ces méfaits dans la presse bien pensante de cette époque ; mais ce qui l’étonne et la choque, c’est la complicité de la population qui se réjouit des exploits de cette bande insaisissable et l’aide et la protège. Face à ce climat prérévolutionnaire, le maire de Blanzy demande et obtient la création d’une gendarmerie dans le bourg qui n’est pourtant pas un chef-lieu de canton. Les vols et attaques se poursuivront encore quelque temps. Finalement, le chef et ses complices seront encerclés dans la ferme de Bel Air par une escouade de gendarmes armés jusqu’aux dents. Le capitaine Vincent réussira presque à s’enfuir en montant dans la cheminée mais un chien le retiendra par le bas de sa culotte. Les membres de la bande seront capturés, condamnés à de lourdes peines par la cour d’assises de Chalon et mourront en prison…
Il resterait à raconter maintenant la Bande Noire et les Grandes Grèves de 1899-1901, dont les Résistants étaient les héritiers directs. Mais ces épisodes, étudiés et mieux connus, appartiennent encore heureusement à la mythologie sociale de notre Bassin Minier.
Finalement, Gérard Soufflet et Jérémy Beurier ont sans doute raison. S’il manque évidemment aux héros de ces histoires la dimension patriotique qu’on trouve chez les gars de la Résistance, le reste y est :
Une situation de crise et de tension où les valeurs de l’humanisme voire de l’humanité sont mises à mal par des puissants, avec la morgue et la brutalité que leur confèrent les armes ou l’argent. Ces « gros » trouvent tous les prétextes pour justifier leur emprise, expliquer le bien-fondé de leur idéologie et légitimer les effets pervers de leur action. Ils ont la parole et tiennent les journaux et les médias qui distillent habilement leurs arguments. Ils séduisent les ambitieux et les profiteurs, effraient les tièdes.
Face à eux, des faibles qui ne s’intègrent pas dans cette logique politique ou économique, qui n’en tirent jamais que les plus faibles bénéfices et en paient toujours les pots cassés. De petites gens qui n’ont guère de mots pour expliquer leur misère, leur désespérance et leur révolte sinon l’indignation, les coups de sang, les coups de poings, les coups de feu, l’insurrection… Des humbles qui, inspirés par l’esprit de groupe ou par un chef charismatique, forts de leurs convictions, armés de leur seul courage, vont se dresser pour défendre les valeurs naturelles que sont la fidélité, la justice, la liberté, le droit de nourrir sa famille et de mener une vie digne. Combat impétueux, désordonné, téméraire, dérisoire mais magnifique !
Finalement, le livre de Gérard Soufflet et de Jérémy Beurier est un bouquin d’actualité. Bien que présentant des faits qui ont plus de 75 ans, il nous ramène à une actualité de grogne et de hargne, de révolte, de résistance…
Robert Chevrot, gérant et vice-président
de La Physiophile, historien amateur
Blanzy, décembre 2019.