La Bande Noire
Mis en ligne en décembre 2020
S'il est un autre moment historique du bassin minier qui peut présenter des similitudes avec celui de la Résistance, c'est bien celui de la Bande Noire. En particulier les bandes de jeunes des quartiers qui agissaient en 1943-1944 sous la bannière des FUJP (et qui ont inspiré notre titre "les Téméraires") paraissent avoir joué, dans les mêmes lieux, un remake des aventures de leurs anciens des années 1880. Partant d'une condition voisine (société étouffée, avenir fermé avec le seul horizon de la mine, répression policière et morale), ils tentèrent d'organiser leur révolte et de terroriser leurs oppresseurs, qui étaient parfois les mêmes, affairistes, gardes et policiers, petits cadres de la mine, ingénieurs...
Ajoutons que la répression qui les terrassa devait être aussi parallèle, et que la mémoire qu'ils allaient laisser fut souvent, de même façon, piétinée...
Nous vous proposons ci-dessous un beau texte d'un gars de Saône-et-Loire, Yves Meunier, qui, dans les pas de Roger Marchandeau, a réalisé un travail historique approfondi sur la Bande Noire (édité en 2017 aux éditions de l'échappée). Il a écrit cette page spécialement pour notre blog, merci à lui !
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La Bande noire, groupes autonomes d’action du bassin minier
Ostracisme et condescendance
Pendant près de 100 ans, La Bande noire fut une histoire orale. Une légende que l’on se racontait au coin des poêles à charbon de nos logis prolétaires. Ces récits, revêtus d’un inévitable côté « pieds nickelés », folklorisait un tantinet cette révolte de jeunes mineurs rythmée par les coups de dynamite au pied des croix, chapelles et domiciles d’ingénieurs de La Mine. La transmission se fit ainsi. Localement.
Il fallut attendre 1975 pour qu’un historien, Jean Maitron, s’y intéresse brièvement dans son Histoire du mouvement anarchiste. Puis Roger Marchandeau, dans la revue Montcellienne La physiophile, s’empara du sujet dans les années 80/90 dans plusieurs articles.
Toutefois, un ostracisme teinté de condescendance entoure toujours cette histoire et cette époque. L’historienne Michelle Perrot l’analysait ainsi en 1973[1] :
« En confondant l’histoire du mouvement ouvrier avec celle de ses institutions, c’est à dire avec celle du syndicalisme, ces temps pré-syndicaux apparaissent comme invertébrés, ère de jeux enfantins, de fureurs adolescentes, préface balbutiante, et somme toute négligeable, à de futurs accomplissements.[2] »
Me sentant proche de ces « fureurs adolescentes », j’ai plongé à mon tour dans les grimoires du temps.
Au Creusot, 1869/1871
C’est chez les « frères ennemis » du Creusot que tout débute, une décennie auparavant.
D’abord par une grève des métallurgistes. Celle pour la gestion de la caisse de secours « chez Schneider». Caisse alimentée par les ouvriers eux-mêmes qui en réclament en toute logique la gestion. Une deuxième grève suit début 1870 chez les mineurs de « chez Schneider » également. Eugène Schneider, intraitable, président du corps législatif de l’empereur Napoléon 3, fait venir la troupe, licencie, et les leaders de la grève écopent de lourdes condamnations au tribunal d’Autun. L’Empire défait par la guerre contre la Prusse laisse la place à La République le 4 septembre 1870. L’opposant à Schneider et ancien ajusteur de l’Usine, J.B. Dumay est nommé maire du Creusot. En mars 1871, suivant le mouvement communard parisien, Dumay proclame La Commune sur la balcon de l’hôtel de ville. Le lendemain, troupe, répression, licenciements… Dumay fuit en Suisse avec ses principaux compagnons de lutte.
Reste qu’une section de l’Internationale[3]est créée et que quelques-uns de ses adhérents, licenciés de « chez Schneider » se retrouvent maintenant mineurs « chez Chagot », le patron de la Compagnie des mines de Blanzy[4].
Montceau-les-Mines, la grève des mineurs de 1878
Le seigneur local, Léonce Chagot vient de perdre la mairie au profit d’un maire républicain, le docteur Octave Jeannin. Il lui reste la Compagnie des mines qu’il administre en réactionnaire jésuite.
La grève éclate fin février 1878. Les revendications sont claires : hausse des salaires, réduction du temps de travail et… gestion de la caisse de secours. Comme au Creusot en 1869/70, la répression est féroce : 200 renvois et 26 condamnations. En bonne fille de l’Empire, la république bourgeoise n’est pas en reste. Le maire républicain fait profil bas et les lois liberticides (interdiction de l’Internationale et de réunion à plus de 20 personnes sans autorisation préfectorale) poussent les mineurs voulant en découdre dans la clandestinité. Ce sera la société secrète La Marianne.
« La Marianne », l’incubateur
Dès la fin 1879, la société secrète est surveillée et une liste de membres présumés est déjà sur le bureau du préfet. On l’appelle déjà La Bande noire. Elle est composée d’après le préfet, d’anciens « de la Grande internationale » et « de jeunes gens dont certains ont eu des démêlés » avec la police et la justice. Réunion clandestines dans les bois, rituel d’admission musclé et groupe actif chargé de rosser les mouchards, La Marianne s’organise. En son sein, les anciens de l’Internationale passent le relai à une génération impatiente d’affronter la république bourgeoise. La Marianne est en ce sens l’incubateur de la révolte à venir. Les autorités préfèrent attendre et voir, ne pas provoquer une nouvelle grève par des arrestations prématurées, le maire Octave Jeannin se faisant fort de convaincre certains membres qu’il connaît de se désaffilier de La Marianne.
Mais l’action directe, sous forme d’échauffourées visant l’Église, commence. Le 1er novembre 1880, les mineurs enterrent l’un des leurs à qui on a refusé un enterrement civil[5]. Les jeunes qui portent le cercueil baladent dans toute la ville pendant des heures le curé Gaulthier, mouchard du patron de la Compagnie des mines. Dénoncés par celui-ci, ils sont renvoyés.
En juin 1882, des reposoirs religieux sont détruits ainsi que deux croix en pierre. Le 13 août 1882, la statue de Notre Dame des mines saute. La dynamite parle pour la première fois...
Août 1882, Hameau du Bois du Verne
Le quartier est une place forte de La Marianne. Jean Baptiste Dumay, le communard du Creusot de retour d’exil fin 1879 qui tente de regrouper les mineurs de Montceau dans des chambres syndicales affiliées au Parti ouvrier[6] s’en rend compte rapidement. Tout en y adhérant, les mineurs gardent les pratiques clandestines de la société secrète. Ne se contentant pas de payer des cotisations à une caisse de secours mutuels, principale activité des chambres syndicales, travaillés par les journaux anarchistes lyonnais (Le Droit social et l’Étendard révolutionnaire) diffusés dans le bassin, ils passent à l’offensive.
Ce sont surtout les jeunes membres de la « Santa Maria » au quartier des Bois-Francs, dernière née des trois chambres syndicales de Montceau, qui sont le fer de lance de l’action. En liaison avec d’autres jeunes, membres de « la Pensée » du Bois-du-Verne. Ces deux chambres syndicales sont en réunions ce soir du 15 août, ce qui facilite le regroupement. Le curé Gaulthier est principalement visé. Sa chapelle au Bois-du-Verne est attaquée à la dynamite puis incendié dans une nuit d’émeute qui dure jusqu’au petit matin et aura réuni plusieurs centaines de mineurs dont beaucoup munis de revolvers.
L’action ne va pas plus loin, les présidents des deux autres chambres syndicales (La Pensée et L’union des travailleurs de Blanzy ) que sont Philippe Vitteau et Antoine Bonnot, amis de Dumay, s’interposent pour « calmer les esprits »…
Le cycle de la répression est alors réenclenché et des arrestations assez rapides emmènent 23 mineurs sur les bancs des Assises de Chalon/Saône. Les actions de dynamitage ne stoppant pas durant ce temps et faisant même des petits dans d’autres régions, le procès est suspendu et délocalisé dans le Puy-de-Dôme, en décembre 1882, au prétexte des menaces d’attentats qui pèsent sur le tribunal chalonnais. A Riom on restaure même un tunnel pour emmener les prévenus de la prison au tribunal protégé par 250 hommes de troupe !
L’action du 15 août a un retentissement énorme au niveau national ; on promulgue en catastrophe une loi sur le transport de la dynamite, on réclame une commission d’enquête parlementaire...
Alors que le parti ouvrier vient de scissionner au Congrès de Saint-Étienne auquel les délégués de Montceau n’ont pu se rendre pour cause de répression, les condamnations tombent : jusqu’à 5 années de prison pour les membres de la Santa-Maria. L’ouvrier mineur François Juillet, son secrétaire, prend deux ans fermes. Le forgeron Antoine Bonnot qui a « apaisé l’émeute » est acquitté.
Notons que J.B. Dumay, débordé par une action qu’il condamne publiquement, part très vite à Paris où il sera élu municipal puis député quelques années plus tard. Il assimilera dans ses mémoires[7] l’action du 15 août 1882 à un complot contre la Fédération ouvrière de Saône-et-Loire, complot ourdi selon lui par le patron des mines : Léonce Chagot !
Les groupes d’action anarchistes, 1883-1885
Au niveau national, seul Paul Brousse, ancien anarchiste devenu dirigeant du Parti ouvrier reconverti en « possibiliste »[8] soutient les révoltés montcelliens tout en écrivant que cela n’engage que lui...
Seuls les anarchistes lyonnais apportent un soutien sans faille dans leur presse et relaient les communiqués des anarchistes montcelliens. Cette rupture avec le Parti ouvrier se traduit localement par celle d’avec les chambres syndicales. Les jeunes se rassemblent alors en groupes d’action anarchistes et étendent la cible cléricale à celle des suppôt du patronat des mines. La grande majorité d’entre eux a entre 16 et 21 ans. Un poignée de plus « anciens » sont présents depuis la grève de 1878. C’est le cas d’Émile Hériot, 26 ans, surnommé « Baron anarchiste » et mentor du groupe d’action du quartier des Allouettes. Se créent aussi, le groupe des « 37 de Perrecy-les forges », le groupe du « Magny », celui de Sanvignes, de Ciry-le-Noble, du Hameau des Georgets…
Lors de réunions clandestines dans les bois regroupant des dizaines de mineurs armés de revolver, on fait la lecture des journaux anarchistes lyonnais et on s’échange le matériel : Dynamite, mèches et capsules-détonateurs volées dans les stocks de la compagnie des Mines. Du 10 mars 1883, avec des coups de feu tirés sur le domicile d’un marqueur de La mine, jusqu’au 7 novembre 1884 avec l’arrestation du jeune Jean Gueslaff posant une charge chez un autre marqueur, ce sont de multiples « nuits bleues ». Croix, chapelle, domicile d’ingénieurs qui explosent dans le bassin minier. Beaucoup de dégâts matériels mais aucun mort. Le dernier attentat du 7 novembre 84, issu d’une infiltration policière montée 15 jours auparavant par le commissaire Thévenin ( spécialement nommé en 1883 pour mettre fin à La bande noire) servira d’alibi pour assimiler à une manipulation policière toutes les actions de la Bande noire depuis 1882 ![9]
Thévenin mort opportunément avant le procès de mai 85 ne pourra témoigner. Claude Brenin, l’infiltré de fin octobre 84, sera récompensé par un poste de policier colonial à Alger après un rapide emprisonnement destiné à donner le change. Hériot et deux de ses compagnons, Serprix et Jacob seront condamnés au Bagne et ne reviendront jamais. Jean Gueslaff tout juste libéré mourra en 1892 à 26 ans, indigent, entre les pattes d’un médecin-charlatant lyonnais soignant les maladies pulmonaires à l’eau froide… D’autres accumuleront les années de prison, de misère...
« Fureurs adolescentes »
On lira dans La bande noire[10] les détails de cette histoire. On lira aussi dans Les téméraires[11] l’histoire de leurs petits-fils, jeunes résistants du Bassin minier nourris du récit de leur grand-pères. Et plus largement, on n’oubliera pas ceux de la fin des années 70 s’attaquant au complexe militaro-industriel[12] et ceux d’aujourd’hui, ghettoïsés des cités, pourfendeurs des lois « travail » et « sécurité ». Tous ces « adolescents furieux » qui ne « font pas là où on leur dit de faire » et ne veulent pas attendre gentiment à l’abri des isoloirs et des colloques « l’hypothétique bonheur de leurs petits enfants ».
Yves Meunier
[1] Michelle Perrot, Histoire des grèves, 1871-1890, Paris-La Haye Mouton 1973.
[2] A l’exemple de Sophie Touillon qui qualifie La bande noire de « mouvement pré-politique dans son immaturité », mémoire de maîtrise, IEP de Grenoble, 1988 .
[3] L’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T.) ou Première internationale crée en 1864.
[4] En parlant de la grève de 1878 à Montceau-les-Mines, le préfet écrira au Ministre de l’intérieur : « Les principaux meneurs du mouvement paraissent être ceux qui ont été embauchés il y a quelques années après avoir été renvoyés des usines du Creusot à la suite de la grève de 1869 ».
[5] En 1887 et la loi dite de «liberté de funérailles» mettra fin au monopole de l’Église sur les enterrements
[6] La F.P.T.S. (fédération du Parti des Travailleurs Socialistes de France), Premier Parti ouvrier, créé en 1879 à Marseille.
[7] Jean-Baptiste Dumay, Mémoires d’un militant ouvrier du Creusot, 1841-1905, Maspero 1976 et Cenomane 2009. Dumay va même jusqu’à écrire que le curé Gaulthier aurait lui-même incendié sa chapelle !
[8] Paul Brousse entendait «Fractionner le but en plusieurs étapes pour le rendre possible » avec le municipalisme comme base.
[9] On pouvait encore lire récemment dans une revue d’histoire sociale :« La Bande noire ? Une dangereuse organisation anarchiste ? En fait une poignée de naïf manipulés par la police », Adamios, n°5 – 2011.
[10] Yves Meunier, La Bande noire, propagande par le fait dans le bassin minier, L’Échappée, 2017.
[11] Gérard Soufflet & Jérémy Beurier, Les téméraires, une histoire neuve de la Résistance.
[12] Voir (entre-autres) la brochure Insurrection de 1979 sur : https://infokiosques.net/spip.php?article521
A découvrir aussi
- La grève des mineurs de 1948
- Un gars du Champ-du-Moulin fusillé au Mont-Valérien en 1944
- La Bande Noire - compléments documentaires